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(APS) – Le respect de la parole donnée, jadis un principe fondamental dans les sociétés sénégalaises traditionnelles, subit de nos jours une profonde remise en cause, y compris aux plus hauts niveaux de responsabilité, dans un monde dominé par une communication effrénée et une surexposition médiatique.
“La parole de l’État vaut engagement”, avait rappelé par exemple le Premier ministre Ousmane Sonko lors d’un conseil interministériel tenu le 14 juillet dernier. Une affirmation qui, au-delà de sa portée politique, ravive un fondement ancien sur l’éthique, hérité des sociétés précoloniales sénégalaises où la parole publique revêtait une dimension à la fois juridique et sociale.
“Aujourd’hui, on parle trop et on agit peu. On oublie qu’ici, la parole liait autant que la mort”, fait observer Babacar Wade, enseignant de philosophie à Thiès. Il s’est remémoré la société traditionnelle où il existait une “parole forte”, dont la valeur dépendait toutefois de sa mise en cohérence avec l’action publique.
Dans l’ancien royaume wolof du Kajoor (ou Cayor), issu de la dislocation de l’empire du Jolof au XVIIe siècle, la parole – wax – ne relevait ni du bavardage ni de la légèreté, renseigne le philosophe. Elle constituait le socle de l’éthique politique et sociale.
Le Damel, souverain du royaume, ne pouvait gouverner qu’en incarnant la fiabilité et la constance de la parole donnée, gardée dans la mémoire collective comme un engagement sacré, indique-t-on.
De la sorte, l’adage wolof “Sa wax ngay jëfe”, qui signifie littéralement “ta parole te précède dans l’action”, reste encore de mise dans les familles nobles et les écoles coraniques traditionnelles, témoignant de la place centrale de la parole dans la tradition sénégalaise ancestrale.
Le griot, gardien, témoin et orfèvre du verbe
Dans une société sans écriture dominante, la parole donnée avait la valeur d’un contrat social et moral : une promesse non tenue était perçue comme une trahison, entraînant une exclusion symbolique, souvent définitive. Trahir un engagement verbal, c’était perdre son “ngor” (sa dignité, son honneur), une notion cardinale dans l’anthropologie morale wolof.
Dans cette architecture sociale, les griots (gewel), souvent réduits à de simples musiciens dans l’imaginaire populaire, occupaient en réalité un rôle institutionnel central. À la fois généalogistes, chroniqueurs et juristes coutumiers, ils étaient les dépositaires de la parole donnée et en garantissaient la mémoire.
“La parole du griot pouvait élever un Damel ou précipiter sa chute”, rappelle l’historien Atoumane Ndiaye.
Les griots avaient le pouvoir de rappeler à l’ordre les chefs oublieux de leurs engagements, et pouvaient dénoncer publiquement ceux qui manquaient à leur devoir verbal. Leur rôle dépassait donc le divertissement pour toucher au cœur même de la légitimité politique et morale, poursuit M. Ndiaye.
Le respect sacré accordé à la parole n’était pas l’apanage du Kajoor. Il traversait toute la cellule sociale sénégalaise, tissant un code éthique transversal entre ethnies, croyances et espaces.
En Casamance dans le Sud du Sénégal, la parole prononcée dans le bois sacré au moment de l’initiation liait les jeunes à vie. La trahison de cette parole entraînait de lourdes sanctions symboliques, souvent invisibles mais redoutées.
“Après l’initiation, ce qu’un homme dit devient loi pour lui. Le verbe lie l’âme”, explique Moussa Sagna, enseignant et ancien initié originaire d’Oussouye, dans la région de Ziguinchor (sud).
Chez les Peuls du Fouta (nord), la parole d’engagement – appelée ndem – était enregistrée également dans la mémoire collective et pouvait être rappelée à tout moment par les anciens. Elle fondait les alliances, les pactes de paix, en plus d’être un outil de transmission de savoir.
Les Sérères du Sine et du Saloum (Centre) enseignaient, dès le “ndut” (session d’initiation des circoncis), que ‘’la parole était sacrée, connectée au monde invisible et qu’elle pouvait, si elle était mal utilisée, briser des lignées”, renseigne Ibrahima Sow, sociologue en service dans une ONG de la place.
Quand la dévaluation du verbe entraine une crise de confiance
Le “kàddu bu wër” – le vrai et juste mot– était plus qu’un idéal : il constituait la base de la justice coutumière. Lors des palabres, des jugements populaires ou des arbitrages fonciers, la capacité à dire vrai, en public était aussi décisive que le témoignage dans un procès moderne.
“Mentir en public, c’était se couvrir de honte. Mon père disait que le mensonge te prive de ton ombre”, se souvient Mariama Diop, institutrice originaire de Thilmakha, dans le Cayor des profondeurs.
La parole juste assurait la cohésion sociale, tranchait les conflits, protégeait les plus faibles. Le mensonge, en revanche, ne déshonorait pas seulement son auteur ; il pouvait entacher toute sa descendance.
Aujourd’hui, dans le tumulte médiatique et la surproduction de discours politiques, la parole semble s’être désindexée de l’action, perdant son ancrage dans l’éthique ancienne.
“Quand le Premier ministre dit que la parole de l’État vaut engagement, il faut qu’il en donne la preuve. Sinon, ce sera juste un mot de plus dans la mer des promesses non tenues”, commente le sociologue Sow.
“Le verbe est devenu un outil de séduction, de communication, parfois de diversion, au détriment de son pouvoir performatif originel”, relève-t-il.
Si l’État sénégalais souhaite véritablement restaurer la confiance, il doit rétablir une cohérence entre ce qu’il dit et ce qu’il fait, renouant ainsi avec les valeurs profondes du “ngor” (honneur), du ‘’wax ju taxaw’’ (parole fondée), selon lui.
“Parler, ce n’est pas séduire. C’est s’engager. Dans nos traditions, le verbe était action, vérité et honneur”, conclut Ramatoulaye Diallo. La juriste en service à Thiès, appelle à une refondation morale de la parole publique.
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