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Avec une contribution estimée à 2 250 milliards de dollars, représentant près de 3 % du PIB mondial et générant environ 30 millions d’emplois, les industries culturelles et créatives (ICC) s’imposent comme un pilier économique à part entière. Pourtant, malgré leur poids structurel, leur évaluation demeure largement lacunaire, notamment en ce qui concerne leur impact social.
Cet écart entre influence réelle et reconnaissance institutionnelle pose une problématique centrale: comment légitimer durablement un secteur sans en mesurer les externalités sociales, territoriales et symboliques ?
Dans un contexte où la donnée s’érige en impératif de gestion, la mesure de l’impact social des ICC ne saurait être perçue comme une exigence accessoire ou une formalité bureaucratique. Elle constitue au contraire une condition sine qua non de leur pérennité stratégique. Car au-delà de la valeur esthétique ou identitaire, ces industries façonnent des parcours d’émancipation, structurent des récits collectifs, génèrent du lien social et participent à la résilience des territoires.
Ignorer ces effets revient à réduire l’analyse à une approche strictement économique, au détriment d’une compréhension systémique.
La mise en place d’indicateurs robustes, adaptés à la complexité des dynamiques culturelles, apparaît donc essentielle. Il ne s’agit pas simplement de quantifier l’intangible, mais de rendre visibles des formes de valeur souvent invisibilisées par les instruments classiques d’évaluation. La capabilité, telle que théorisée par Amartya Sen, offre à cet égard un cadre de lecture pertinent : elle invite à considérer les libertés réelles d’agir, de créer et de participer comme autant de dimensions mesurables, bien que qualitatives.
En somme, mesurer l’impact social des ICC ne relève ni de la rhétorique ni de la mode : c’est une nécessité méthodologique, éthique et politique. C’est également un préalable à toute reconnaissance institutionnelle, à tout financement structurant, à toute stratégie de développement soutenable. Ne pas le faire, c’est condamner les ICC à l’invisibilité fonctionnelle – et à terme, à l’asphyxie.
La nécessité de mesurer l’impact social prend racine dans la volonté profonde d’appréhender la portée réelle des actions menées par les projets culturels et sociaux.
Kevin André, expert associé à la Chaire d’Entrepreneuriat Social de l’ESSEC, souligne bien cette tension intrinsèque entre la volonté d’évaluer objectivement et l’impossibilité fondamentale d’exprimer en chiffres certains aspects humains essentiels, comme la dignité retrouvée, la joie, ou le sentiment d’appartenance à une communauté.
Amartya Sen, économiste et philosophe, a brillamment mis en lumière cette réalité à travers la notion de « capabilité », qui insiste sur la liberté et les possibilités réelles offertes aux individus. Ainsi, la mesure sociale ne peut et ne doit pas prétendre à une objectivité absolue ; elle doit plutôt être vue comme un moyen d’enrichir et d’affiner notre compréhension du développement humain.
Au-delà de la portée philosophique et éthique, la mesure de l’impact social joue un rôle crucial dans la légitimation et la pérennisation des projets culturels auprès des bailleurs et des institutions. À l’heure où les ressources sont limitées et les sollicitations nombreuses, disposer d’indicateurs précis permet aux financeurs de distinguer et de soutenir les initiatives les plus efficaces. L’évaluation offre donc un cadre tangible à la promesse initiale du projet, favorise la transparence, et contribue directement à instaurer une confiance durable entre acteurs et partenaires financiers.
Enfin, l’évaluation sociale répond à une demande croissante d’exigence démocratique. Les citoyens, de plus en plus impliqués dans les choix de société, veulent comprendre et mesurer la valeur réelle de leurs investissements collectifs. Dans ce contexte, les acteurs culturels, souvent perçus comme éloignés des réalités économiques, gagnent à rendre compte précisément de leur apport concret au tissu social, au développement territorial et à la réduction des inégalités.
La mesure d’impact social mobilise différentes méthodes, combinant approches qualitatives et quantitatives pour capturer la complexité de la réalité sociale. Parmi les méthodes les plus fréquemment utilisées, figurent notamment la théorie des parties prenantes, la théorie du changement, le cadre logique et la méthode du Social Return On Investment (SROI).
1. La théorie des parties prenantes, développée initialement par Freeman, est particulièrement adaptée à la mesure sociale car elle identifie clairement tous les acteurs concernés directement ou indirectement par le projet. En plaçant les bénéficiaires au cœur de l’évaluation, elle permet une prise en compte fine des perceptions, des attentes et des effets ressentis. Cette approche participative enrichit la pertinence des données recueillies et renforce l’appropriation des résultats par tous les acteurs impliqués.
2. La théorie du changement, quant à elle, constitue une méthodologie à la fois narrative et analytique. Elle permet de définir précisément les changements attendus et de clarifier les hypothèses sous-jacentes aux actions mises en œuvre. Loin de se limiter à une simple description des activités, cette méthode force à expliciter les conditions nécessaires au succès du projet et facilite ainsi une évaluation pertinente et nuancée des résultats obtenus.
3. Le cadre logique, souvent imposé par les financeurs institutionnels, est une approche structurée qui établit clairement les objectifs, les résultats attendus, les activités nécessaires, et les indicateurs permettant d’évaluer l’atteinte des objectifs. Il offre une lisibilité et une rigueur qui facilitent à la fois le pilotage interne et la communication externe des résultats.
4. Enfin, la méthode du SROI permet une monétarisation des impacts sociaux, offrant une traduction économique claire et directement compréhensible par les financeurs. Elle convertit les bénéfices sociaux en valeurs financières, permettant ainsi une comparaison directe des investissements sociaux avec d’autres formes d’investissements économiques plus classiques. Cette méthode est particulièrement utile pour convaincre les acteurs économiques traditionnels de l’intérêt et de la rentabilité sociale des investissements culturels et sociaux.
Cependant, au-delà des méthodologies formalisées, une évaluation robuste nécessite souvent la combinaison de plusieurs approches pour embrasser pleinement la richesse des effets sociaux produits. Des outils complémentaires comme les récits de vie, les enquêtes qualitatives approfondies, ou encore les méthodes participatives permettent de donner chair aux données quantitatives et d’intégrer pleinement la dimension humaine au cœur des évaluations.
Malgré sa nécessité, la mesure sociale rencontre plusieurs défis de taille qui complexifient sa mise en œuvre effective. Le premier défi est d’ordre conceptuel : certains impacts essentiels demeurent immatériels ou difficilement quantifiables, tels que l’estime de soi, la dignité humaine ou le sentiment de bien-être collectif. Cette réalité impose une humilité méthodologique et appelle à combiner chiffres et récits pour rendre compte au mieux de la diversité des impacts produits.
Le second défi concerne l’attribution précise des effets observés aux actions menées. Dans un contexte souvent complexe, où se croisent différentes initiatives publiques et privées, il est difficile d’établir avec certitude le lien causal entre un projet précis et les évolutions sociales constatées. Ce défi méthodologique exige des approches rigoureuses, parfois lourdes à mettre en œuvre comme les évaluations contrefactuelles, qui restent cependant difficiles à appliquer dans le domaine culturel.
La temporalité constitue un autre défi majeur. Les impacts sociaux des projets culturels se manifestent souvent à long terme, alors que les financements et les évaluations sont généralement soumis à des contraintes temporelles courtes. Cette contradiction oblige les évaluateurs à élaborer des indicateurs intermédiaires et à anticiper les effets à plus longue échéance sans perdre de vue l’immédiateté des besoins décisionnels des financeurs.
Enfin, les défis opérationnels liés aux ressources disponibles ne doivent pas être sous-estimés. Une évaluation sociale approfondie demande des compétences spécifiques en sociologie, en économie, en statistiques, ainsi qu’un engagement temporel et financier conséquent. Les organisations culturelles, souvent limitées dans leurs moyens, peinent parfois à assumer ces coûts et à mobiliser les expertises nécessaires. Pour pallier ce problème, des partenariats avec des institutions universitaires ou des cabinets spécialisés deviennent essentiels, bien qu’ils complexifient la gouvernance et la gestion des projets.
En somme, si l’évaluation sociale constitue une étape indispensable pour valoriser pleinement les projets culturels à forte valeur ajoutée, elle impose aussi une vigilance méthodologique et éthique constante. Mesurer sans réduire, quantifier sans perdre de vue la dimension humaine essentielle, tel est l’équilibre délicat auquel doivent tendre les évaluateurs sociaux aujourd’hui. C’est seulement à ce prix que l’évaluation sociale pourra remplir pleinement son rôle d’outil stratégique, démocratique et humaniste, et contribuer ainsi durablement à la reconnaissance et au soutien des projets porteurs d’un véritable progrès social et culturel.
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