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Dans le 5ᵉ arrondissement de Paris, au cœur de la rue des Écoles, une vitrine se distingue depuis plus de soixante-dix ans. C’est celle de la librairie Présence Africaine. Contrairement aux autres vitrines de la rue, chargées de manuels universitaires ou de nouveautés littéraires, à l’instar de Gallimard ou Maspero, celle-ci expose les voix de l’Afrique et de sa diaspora, mêlant classiques de la pensée décoloniale, poésie insurgée, romans fondateurs et essais politiques. Plus qu’un simple présentoir de livres, elle est une fenêtre ouverte sur l’histoire et les luttes d’un continent, un phare intellectuel qui interpelle le passant autant qu’il éclaire la mémoire collective.
Le numéro 25 bis de cette rue, au cœur du Quartier Latin connu pour son rôle intellectuel et universitaire qui le définit (la Sorbonne, le Collège de France, le Panthéon, et de nombreuses grandes écoles), fut le carrefour des luttes intellectuelles anticoloniales, un creuset d’idées nouvelles et d’éveil des consciences africaines. Derrière cette institution majeure qu’est Présence Africaine, se tient une figure aussi discrète qu’essentielle. C’est Yandé Christiane Diop, veuve du fondateur Alioune Diop, mais surtout gardienne de la flamme d’un combat littéraire et politique unique.
Dans sa « Géographie d’une idéologie », qui est une contribution dans « The Surreptitious Speech », en commentant « Niam N’goura » de Alioune Diop, Bernard Mouralis note, qu’« on peut dire que l’endroit où se situe Présence Africaine est un lieu utopique, mais il ne faut pas oublier que l’utopie est souvent constituée d’un cadre qui permet à la pensée de préserver son indépendance et son efficacité critique. »
Née à Douala (Cameroun) Yandé Christiane appartient à cette élite féminine instruite, ouverte au monde, mais néanmoins consciente des carcants coloniaux. Il en de même de sa sœur aînée, Suzanne Diop Vertu, première magistrate du Sénégal, née à Dakar, en 1924. Elle y vit toujours.
Une aventure collective
Sa rencontre avec Alioune Diop, originaire de Saint-Louis fut décisive. Elle embrasse les lettres, la critique littéraire et l’édition, dans un monde où la parole féminine noire n’est ni attendue ni valorisée.
Mariée à Paris en novembre 1945 à Alioune Diop, intellectuel sénégalais converti au catholicisme et fondateur de la revue, puis maison d’édition, Présence Africaine en 1947, elle deviendra bien plus qu’une épouse. Une associée, une coéditrice, une mémoire vive. Elle n’est pas seulement la compagne attentive. Elle participe, conseille, organise, accueille. Dans leur appartement parisien ou dans les coulisses des colloques, elle fait partie du dispositif. Nombre de témoignages racontent qu’elle fut l’âme discrète qui épaulait l’éditeur, soutenait ses intuitions et calmait ses doutes.
Ensemble, ils forment un couple qui partage plus qu’un destin conjugal. Un projet de vie. Les époux Diop vivaient dans un bouillonnement intellectuel permanent. Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire, Cheikh Anta Diop, Frantz Fanon, Maryse Condé, tous y ont croisé leurs pas. Yandé Christiane avait l’art de l’écoute et de l’hospitalité. Elle recevait les auteurs, les orientait, parfois même les réconfortait et dissipait leurs tourments dans les moments d’incertitudes. Leur maison devint un lieu de passage obligé, une sorte de refuge familial dans l’effervescence militante. Elle incarnait aussi une dimension affective sans laquelle, le grand projet de Présence Africaine n’aurait pas connu une telle longévité.
En 1956, lors du Premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne, Alioune Diop préside l’événement. Mais dans l’ombre, Yandé Christiane contribue à l’organisation, tissant des liens avec les participants. Leur maison devint un lieu de passage obligé, une sorte de refuge familial dans l’effervescence militante.
L’héritage partagé, une grande œuvre éditoriale
La mort d’Alioune Diop en 1980 ne marqua pas la fin de l’aventure. Yandé Christiane reprit le flambeau avec détermination. Elle conserva la direction de Présence Africaine, veillant à maintenir la maison d’édition dans son rôle historique, celui de donner voix aux écrivains africains et caribéens, défendre la dignité des peuples noirs, préserver une mémoire commune. Pendant plus de quatre décennies, elle a incarné cette fidélité, parfois dans la solitude, mais toujours avec constance.
Yandé Christiane Diop veille sur un catalogue qui a publié les plus grandes plumes du continent : Cheikh Anta Diop, Amadou Hampâté Bâ, Mongo Beti, Ousmane Sembène, Sony Labou Tansi, Jacques Rabemananjara, mais aussi les Antillais Aimé Césaire, Frantz Fanon, Léon Gontran Damas. La liste inclut également des figures, comme celle de Patrice Lumumba, Sékou Touré, Kwamé Nkrumah, Julius Nyéréré, Mario Pinto de Andrade, Marcelino dos Santos. W.E.B. Du Bois, Malcom X ont également été publiés par Présence Africaine qui devint ainsi, non seulement la voix de l’Afrique, mais surtout celle de l’ensemble du monde Noir. D’ailleurs, elle s’apprête à publier dans un futur très proche, un numéro sur l’Afro-Colombie.
Présence Africaine a révélé et a inscrit dans le canon mondial, des auteurs longtemps confinés aux marges de l’Histoire. Même si dans les années 1950, elle accueille les textes de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, mais surtout ceux des pionniers de la négritude, ce courant littéraire et politique porté par Césaire, Senghor et Damas, qui revendiquait une identité noire fière, émancipée, à rebours des clichés coloniaux. Yandé Christiane Diop, avec un sens aiguisé du texte et une fermeté sans ostentation, assure la cohérence de cet héritage.
L’empreinte de Yandé Christiane Diop
Son apport n’est pas uniquement administratif. En tant que directrice éditoriale, elle a défendu des auteurs novices, redonné une visibilité à des textes oubliés, et résisté à la dilution commerciale des combats de Présence Africaine. Son bureau, reste un lieu de pèlerinage pour les jeunes écrivains, chercheurs, étudiants africains de passage. Elle incarne cette mémoire active, lucide, engagée. Yandé Christiane Diop a maintenu l’indépendance éditoriale et idéologique de la maison. Elle a compris que défendre une pensée africaine exigeait plus que des slogans. Cela passe par des livres, des œuvres, un travail patient d’édition, de relecture, de traduction, d’archivage.
Un legs inestimable
Aujourd’hui, alors que Présence Africaine est citée dans toutes les histoires de la littérature postcoloniale, on mesure l’importance de ce qu’elle a préservé. L’histoire de la maison est celle d’une bibliothèque contre l’amnésie, d’une bataille contre le silence, menée aussi bien par Alioune Diop que par elle. Leur nom à tous les deux est désormais indissociable de la dignité reconquise de l’écrivain africain, non plus étudié à travers le regard de l’autre, mais dans ses propres termes.
En 2025, cette institution continue de fonctionner au cœur du Quartier Latin, heritière vivante d’un projet intellectuel inscrit dans la durée. Gouvernée par une femme, pilier silencieux de l’éveil des consciences noires, elle reste un phare pour toute une nouvelle génération d’écrivains et de lecteurs africains, comme l’aurait voulu Alioune Diop et comme le perpétue Yandé Christiane Diop.
Son centenaire que l’on célèbre aujourd’hui, le 27 aout 2025, est plus qu’un anniversaire. C’est le symbole d’une continuité. Celle d’une femme qui a traversé le siècle en s’effaçant derrière une œuvre collective, mais dont la présence fut indispensable. L’histoire retiendra le nom d’Alioune Diop comme celui du visionnaire qui fit entrer les lettres africaines dans l’universel. Mais le socle c’est Yandé, la gardienne et la prolongatrice de son héritage.
Henriette Niang Kandé
L’article Yandé Christiane Diop – le souffle d’un siècle, l’éclat d’une destinée : dans la lumière et l’ombre d’Alioune Diop est apparu en premier sur Sud Quotidien.